Au départ de la Picapica, le challenge extrême du Montcalm dans les Pyrénées, les coureurs sur la ligne de départ n’ont pas été bercés de musique épique, mais d’un texte inspiré de Philippe Billard sur la solitude et la solidarité en ultra-trail. Unanimement, ce choix a touché, parlant intimement aux participantes et participants.
L’ultra-trail expliqué en poésie
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On se demande pourquoi les collègues du bureau nous traitent de fadas, et pourquoi nos familles sont inquiètes. Si nous en retirons une certaine solitude, elle est aussi, parfois, teintée de fierté. Je ne parle pas ici de cette fierté ahurie d’arriver à bout d’épreuves apparemment difficiles. Je parle de cette fierté de le faire en restant toujours lucide et attentif au monde qui nous entoure.
Car courir un ultra n’est pas juste un moment privilégié d’introspection. Courir un ultra, c’est aussi une aventure qui nous guette, des sourires qui s’esquissent, des rencontres qui nous marquent, et même, parfois, des rencontres qui changent notre vie.
Et voilà que l’ultra nous offre son plus beau paradoxe. On passe du statut de sport solitaire, aride, ascétique, mal compris, à celui de pratique solidaire, ouverte à l’autre, qui sait faire fi de soi pour l’intégrer dans sa sphère personnelle.
C’est là que toute la magie des kilomètres opère. Comme si le bien-être des premières foulées rendait égoïste, jaloux de son plaisir. Puis, peu à peu, la fatigue transforme ce rapport. On se replie, on souhaite que plus personne ne nous adresse la parole pour pouvoir souffrir en silence. Trente kilomètres, quarante kilomètres, soixante kilomètres, trois heures de course, huit heures de course, quinze heures de course. Peu à peu, on se prend à regarder autour de soi, à espérer un petit encouragement, un petit applaudissement. Il n’y a plus d’adversaire : on vit la même expérience intense que ses compagnons de route. Peu à peu, on devient aimable en ressentant cette bouffée d’énergie à chaque mot d’un frère ou d’une sœur d’armes.
Les liens se resserrent et ces coureurs avec qui l’on fait le yo-yo depuis des heures deviennent des amis. Conscients de ce qu’ils nous apportent à ce moment-là, il devient bientôt impossible de les abandonner, alors qu’ils affrontent un terrible coup de barre. Le solitaire devient solidaire, et c’est une seule petite lettre qui change. Comme un équilibre instable qui nous aide à affronter l’adversité ou, au contraire, à apprécier le moment présent.
Le plaisir de changer à satiété le D en T puis le T en D à nouveau, je l’échange contre mon royaume en friche de bonheurs inutiles.
On parle souvent du trail en chiffres : kilomètres, dénivelés, temps de passage. On le raconte aussi en exploits : records battus, podiums, musiques épiques, vidéos rythmées… négligeant une part essentielle de l’expérience de tout ultra-traileur : la poésie.
La poésie, ce n’est pas seulement l’art d’écrire en vers. C’est avant tout une façon de regarder le monde. Accorder de la valeur à ce qui, autrement, passerait inaperçu. Voir dans une aube en montagne plus qu’un simple lever de soleil, dans un souffle court plus qu’un signe de fatigue. La poésie transforme le banal en exceptionnel, elle donne du relief au quotidien et nous invite à nous arrêter, ne serait-ce qu’un instant, pour simplement ressentir.
L’ultra-trail, par sa longueur et par sa durée, ouvre naturellement cet espace poétique. Le coureur n’est pas pressé : il a des heures devant lui, parfois des jours. Il a mis de côté tout son quotidien effréné pour se consacrer à ce temps long qui change la perception. Les repères habituels s’effacent, les préoccupations ordinaires s’éloignent, des détails surgissent : une branche qui craque, un reflet de lune sur un lac, le silence d’une vallée à deux heures du matin. Des choses infimes, qui deviennent soudain immenses.
Courir longtemps, ce n’est pas seulement avancer vers une ligne d’arrivée, mais apprendre à contempler. L’ultra-trail devient alors une école d’attention : à soi, aux autres, au paysage, au temps qui passe.
« Enivrez-vous »
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question.
Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.Mais de quoi ? De vin, de poésie, de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie, [d’ultra-trail] ou de vertu, à votre guise. »
— Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, XXXIII (1869)
Ce qui reste
On pourrait croire cette dimension accessoire ou marginale, mais elle est en réalité tout ce qui reste une fois les chiffres oubliés. Les classements se figent, les chronos s’effacent, mais la poésie des souvenirs demeure. On se rappelle le parfum d’un sous-bois, la couleur d’un ciel de fin d’après-midi, la sensation étrange d’être minuscule dans une immensité nocturne, la chaleur d’une main tendue.
Dans une époque saturée de bruit et d’images rapides, le temps suspendu et poétique de l’ultra-trail est une forme de résistance. Résister pour redonner de la densité au temps. Sans poésie, l’ultra-trail ne serait qu’une addition de kilomètres. Avec elle, il devient un voyage, au sens plein du terme.
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