Bienvenue dans l’ère du “device shaming”
Votre équipement trail est aussi sur Amazon
Bascule sociale
Depuis fin octobre 2025, ouvrir Strava ne consiste plus seulement à regarder qui a couru où, mais avec quoi. En haut de chaque activité, l’application affiche désormais le nom précis de l’appareil utilisé pour l’enregistrer. « Garmin Forerunner 35 », « Garmin Epix Pro AMOLED », « Apple Watch Ultra ». C’est écrit noir sur blanc, visible par tous, impossible à masquer.
À première vue, ce n’est qu’une ligne de texte. En réalité, c’est une bascule sociale.
Strava a transformé le fil d’actualité en vitrine d’équipement. On ne compare plus seulement les segments, mais les montres. On ne regarde plus seulement la sortie, mais le niveau de gamme.
Faut‑il cacher sa Forerunner 35 d’entrée de gamme quand ses amis affichent fièrement leur Epix Pro AMOLED dernière génération ? Faut-il cacher sa Fenix 8 Pro pour ne pas montrer qu’on est riche (et se faire épingler par la fisc ou la caf en France)
Dès l’origine, Garmin ne demandait pas explicitement à Strava d’afficher le modèle exact de chaque montre utilisée.
Les nouvelles règles API, mises à jour au 1er juillet 2025, imposaient simplement une forme d’attribution visible des données Garmin — c’est-à-dire une mention ou un logo dans les écrans, graphiques ou cartes générés par les applications partenaires.
Strava, de son côté, affirme avoir voulu éviter un « branding excessif », tout en reconnaissant qu’il devait se conformer à l’exigence de Garmin avant la date limite du 1er novembre, sous peine d’être coupé de l’écosystème.
C’est dans ce contexte que la plateforme a fait le choix, non pas de se limiter à un logo, mais d’afficher systématiquement le modèle précis de chaque appareil dans le fil d’actualité.
Ce choix, qui va au-delà des exigences de Garmin selon plusieurs analystes, aurait été motivé à la fois par la crainte d’un blocage technique, une volonté d’uniformiser l’attribution pour toutes les marques, et un repositionnement marketing global.
Résultat : ce qui n’était à la base qu’une mention technique s’est transformé en signal social visible, déclenchant critiques et malaise chez de nombreux utilisateurs.
Relire au sujet de la guerre des logo entre Garmin et Strava nos précédents articles
Comment on en est arrivé là : Garmin a gagné, Strava a cédé
L’histoire derrière cette mise à jour est un mélange d’ego, de juridique et d’intérêts financiers. Il y a un an, Strava a tenté de resserrer le contrôle sur les applications qui utilisent ses données. Garmin n’a pas apprécié et a répliqué avec une nouvelle politique : si une plateforme veut utiliser les données issues de ses montres, elle doit afficher clairement l’origine… et le modèle exact.
Strava refuse, Strava contre‑attaque, Strava porte plainte pour “violation de brevet”. Trois semaines plus tard, Strava retire tout et obéit.
Fin de l’histoire : ce n’est pas une évolution, c’est une capitulation.
Ce qui change pour vous : votre montre devient une information sociale
À partir de maintenant, quand vous publiez votre activité sur Strava, vous publiez aussi l’équipement qui va avec. Même si vous avez envoyé le fichier manuellement. Même si vous utilisez une montre ancienne. Même si vous préférez que ça reste privé.
Ce nouvel affichage crée un mécanisme simple et violent. Ce n’est plus votre sortie qui parle en premier. C’est votre portefeuille.
Strava ne vous demande jamais si vous voulez montrer vos appareils. Il l’impose. Et il ne permet pas de désactiver l’affichage.
Dans une communauté où l’apparence compte déjà beaucoup, l’impact est immédiat. Certains utilisateurs parlent de “sentiment d’infériorité technologique”. D’autres envisagent de changer de montre juste pour ne plus “avoir l’air cheap”.
Quand Strava devient une plateforme de comparaison matérielle
L’expérience utilisateur change subtilement. Avant, on scrollait pour voir les entraînements. Maintenant, on scroll pour voir les appareils. Une sortie devient une publicité. Une activité devient un panneau d’affichage. Une communauté devient un showroom.
Dans les clubs de course, on commence déjà à entendre des phrases comme :
« Tu es encore sur une Forerunner trente cinq ? Je pensais que tu avais changé. »
Le matériel qui hier ne disait rien devient aujourd’hui un signal social. Le modèle de montre devient un indicateur de statut. Une hiérarchie invisible se dessine : Epix Pro / Fénix en haut, Forerunner en bas. Ce n’est plus de la motivation. C’est de la pression sociale.
Et Strava, consciemment ou non, encourage cette dynamique parce que l’engagement augmente quand il y a de la comparaison.
Le fond du problème : vos données ne sont plus à vous
Relire à ce sujet nos deux précédents articles
L’affichage du modèle de montre est un symptôme. Le vrai sujet, c’est la propriété des données. Garmin veut qu’on sache que c’est lui qui fournit la donnée. Strava veut rentabiliser ses utilisateurs avant son introduction en Bourse. Et les deux s’affrontent au milieu de vos données personnelles.
Pendant ce temps, vous devenez un argument marketing dans une guerre entre entreprises.
Votre activité n’est plus seulement une sortie. C’est un produit.
En France, le RGPD protège vos données personnelles.
L’affichage du modèle de votre montre sur Strava n’est pas anodin : c’est une donnée liée à une personne identifiable. Selon le RGPD, toute donnée personnelle doit être traitée avec un fondement légal clair et un véritable choix pour l’utilisateur. Strava invoque sans doute “l’intérêt légitime”, mais sans possibilité de désactiver l’affichage, cela pose question au regard du droit à l’opposition prévu par le RGPD. En France, un utilisateur peut saisir la CNIL si une plateforme ne lui permet pas de reprendre le contrôle sur ses données.
En résumé, Strava a tranché, l’utilisateur subit
La mise à jour ne vous empêche pas de courir. Elle vous expose. Elle vous compare. Elle vous juge. Strava a fait de votre montre un indicateur social, comme si vous arriviez à l’entraînement avec l’étiquette du prix encore collée.
La question n’est pas « quelle montre avez‑vous ? »
La question devient : « êtes‑vous prêt à assumer qu’elle soit affichée publiquement ? »
Et la plateforme ne vous laisse aucune alternative.
Strava crée un nouveau FOMO… sans même vous prévenir
Afficher le modèle de montre semble anodin. Mais dans un univers où tout est déjà traqué, mesuré, comparé, Strava a franchi une limite implicite : celle de l’exposition matérielle sans consentement. Résultat : une pression sociale invisible mais bien réelle.
Sur le fil d’actualité, ce n’est plus seulement votre sortie qui s’affiche. C’est votre équipement. Votre pouvoir d’achat. Votre “niveau”. Et sans que vous n’ayez rien demandé, vous vous retrouvez à ressentir un malaise, un doute, voire une gêne : est-ce que ma montre me fait passer pour un coureur “au rabais” ?
Ce sentiment, c’est du FOMO matériel — la peur de ne pas être à la hauteur, non pas sportivement, mais technologiquement. Et ça change profondément le rapport qu’on entretient avec l’appli. Strava ne valorise plus juste l’effort. Elle valorise ce avec quoi vous l’avez enregistré.
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Cet article est rédigé de bonne foi, à partir de faits publics, vérifiables et librement accessibles. Il ne vise ni à nuire, ni à dénigrer Strava, Garmin, ou leurs utilisateurs, et ne formule aucune accusation juridique ou commerciale.Le titre volontairement provocateur (« Strava vous met la honte ») s’inscrit dans une démarche éditoriale assumée, visant à traduire un ressenti exprimé par plusieurs utilisateurs confrontés à l’affichage public du modèle de leur montre sur la plateforme. Il ne s’agit pas d’un jugement porté par l’auteur, mais d’une synthèse journalistique d’un phénomène social observé.L’objectif est d’informer, de questionner les pratiques numériques dans le sport, et de contribuer au débat public sur la place des données personnelles dans les outils de suivi d’activité physique.






