Courir à Tahiti fait rêver. Le décor est spectaculaire, la promesse d’exotisme totale, et le simple nom du Tahiti Moorea Ultra Trail évoque une aventure hors du commun, loin des sentiers saturés de métropole.
Mais derrière cette image de carte postale se cache un mécanisme désormais bien rodé dans le trail moderne : celui d’un discours environnemental qui accompagne, justifie et habille une organisation pourtant très coûteuse en carbone. Autrement dit, un cas d’école de greenwashing appliqué au trail.
Le Tahiti Moorea Ultra Trail : un événement lointain, par définition carboné
Le point de départ du raisonnement est simple. Tahiti se situe à près 24 heures d’avion depuis l’Europe, avec au minimum une escale. Le simple fait de déplacer une poignée d’athlètes élites, des accompagnants, des organisateurs et des centaines de coureurs amateurs implique mécaniquement des émissions de CO₂ considérables. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait physique et logistique.
Dans le cas du Tahiti Moorea Ultra Trail, cette réalité est d’autant plus marquante que l’épreuve s’inscrit comme la finale de la Ligue Ultra, une compétition construite autour de plusieurs courses disputées en France métropolitaine. Autrement dit, un circuit qui valorise des territoires locaux, des paysages naturels et une certaine proximité… pour finalement envoyer ses finalistes à l’autre bout du globe.
La compensation comme alibi moral
Face à cette contradiction évidente, l’organisation met en avant un dispositif de compensation environnementale.
– Les coureurs sont invités, ou contraints, à participer à une demi-journée éco-citoyenne de nettoyage des sentiers, des plages ou des lagons.
– Une contribution financière supplémentaire de 25 euros est également demandée, dont une partie est reversée à une association locale engagée dans la protection de l’environnement.
Sur le papier, l’intention paraît louable. Dans les faits, elle pose plusieurs problèmes.
D’abord parce que le nettoyage de déchets ou l’entretien de sentiers ne compense en rien les tonnes de CO₂ émises par des vols long-courriers. Ensuite parce que cette charge symbolique repose essentiellement sur les participants amateurs, pendant que les déplacements aériens des élites et de l’organisation restent structurellement inchangés.
La compensation devient alors un geste moral, presque rituel, qui permet de poursuivre un modèle inchangé tout en donnant le sentiment d’agir.
Une écologie à deux vitesses
C’est là que le mécanisme de greenwashing apparaît clairement. Le discours écologique n’est pas intégré en amont dans la conception de l’événement, mais ajouté a posteriori pour en atténuer l’impact perçu. On ne remet pas en question la localisation de la finale, ni la logique globale du circuit, ni la multiplication des déplacements. En revanche, on demande aux coureurs de “faire leur part”, financièrement ou physiquement, pour compenser un système qui les dépasse largement.
Cette asymétrie est centrale. Elle crée une écologie à deux vitesses : celle des décisions structurelles, prises loin du terrain, et celle des gestes symboliques demandés aux participants, souvent au nom de la responsabilité individuelle.
Ce système de compensation soulève aussi une autre question : et si seuls les coureurs les plus aisés pouvaient « effacer » leur empreinte carbone à coups de contributions financières ?
Quand l’écologie devient un supplément tarifaire, elle crée une inégalité de traitement entre ceux qui peuvent payer pour continuer à voyager loin, et ceux qui doivent renoncer — ou culpabiliser. Est-ce vraiment ça, l’esprit trail ? Une discipline née dans le respect des montagnes, des sentiers et de la sobriété ? À force de vendre du rêve sous conditions climatiques, on risque d’oublier que courir en pleine nature ne devrait jamais devenir un privilège réservé à ceux qui ont les moyens de compenser.
Le rôle des figures médiatiques
La présence de figures reconnues du trail, comme Ludovic Pommeret, participe aussi à cette dynamique. Non pas par volonté personnelle de promouvoir un modèle contestable, mais parce que leur image sert de vitrine à l’événement. Leur simple participation légitime la course, attire l’attention médiatique et renforce l’idée que l’aventure vaut le déplacement, même à l’autre bout du monde.
Lorsque ces mêmes athlètes sont ensuite associés, volontairement ou non, à des dispositifs de compensation environnementale, le message devient brouillé. La performance sportive, l’exemplarité individuelle et les enjeux écologiques se retrouvent mélangés, au risque de faire porter sur les individus la responsabilité d’un système collectif.
Une contradiction au cœur du trail moderne
Le Tahiti Moorea Ultra Trail n’est pas un cas isolé. Il s’inscrit dans une tendance plus large du trail international, où la quête d’exotisme, de visibilité et de storytelling prime souvent sur la cohérence écologique. Le paradoxe est d’autant plus fort que le trail revendique un lien intime avec la nature, la simplicité et le respect des territoires traversés.
Organiser une finale de circuit à des milliers de kilomètres des courses qualificatives, puis demander aux coureurs de compenser symboliquement leur empreinte, revient à inverser la logique. L’écologie devient un outil de communication, pas un principe structurant.
En résumé, courir à Tahiti reste une expérience exceptionnelle.
Les territoires ultramarins ont toute légitimité à accueillir des événements sportifs et à être mis en lumière. Le problème n’est pas Tahiti. Le problème est l’utilisation de l’argument écologique pour justifier un modèle qui repose précisément sur ce qu’il prétend atténuer.
Le Tahiti Moorea Ultra Trail révèle ainsi une tension profonde dans le trail contemporain. Entre rêve et réalité, entre discours et pratiques, entre responsabilité individuelle et choix collectifs. Tant que ces contradictions ne seront pas affrontées frontalement, la compensation restera ce qu’elle est aujourd’hui : un pansement vert sur une plaie structurelle.
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