Le principe de la bourse aux dossards de l’Ultra Marin est fou

Parce qu’on ne choisit plus sa course, on prend ce qui reste

L’Ultra Marin est devenu victime de son propre succès, et derrière les 50 000 demandes pour 10 000 places, c’est une frénésie aveugle qui s’installe. Les coureurs ne s’inscrivent plus pour courir une distance choisie, adaptée à leur niveau, à leur envie ou à leur préparation. Ils s’inscrivent pour exister dans le système, pour obtenir « quelque chose », n’importe quoi, quitte à courir un 175 km alors qu’ils n’ont jamais dépassé les 30. Cette logique opportuniste, fondée sur la peur de rester sur le carreau, a remplacé l’engagement réfléchi. On ne se demande plus si on peut faire une course. On clique.

Parce que les échanges de dossards sont devenus une caricature

Une fois la vague d’inscriptions passée, commence la phase deux : celle des trocs. Dans les groupes dédiés, les messages se succèdent à un rythme ahurissant. On échange un 70 contre un 56, un 100 contre un 34, un 175 contre n’importe quoi. Certains le font par besoin logistique, d’autres parce qu’ils n’ont jamais eu l’intention de courir ce pour quoi ils se sont inscrits. Le dossard n’est plus un symbole d’engagement, il devient un objet d’échange, une monnaie soumise aux lois d’un marché parallèle où les kilomètres n’ont plus aucune signification. On troque, on négocie, on arrange — souvent sans aucune cohérence sportive.

Parce que l’inscription devient un jeu de stratégie numérique, pas un projet de course

La bourse aux dossards n’est plus un espace de rééquilibrage, c’est un terrain de jeu numérique où chacun tente de maximiser ses chances avec des méthodes qui n’ont rien à voir avec la course à pied. Création de comptes multiples, demandes d’amis mobilisés pour se positionner en liste d’attente, organisation de reventes ciblées à des proches : les techniques se raffinent d’année en année. L’objectif n’est plus de courir, mais de s’ouvrir une porte. Peu importe le flou, l’incohérence, ou même l’absurdité du dossard obtenu : tant qu’on est dans le jeu, on a une carte à jouer. C’est une logique de hacker, pas de coureur.

Parce qu’il y a plus d’opportunisme que de préparation

Le plus fou, ce n’est pas tant la quantité de demandes, mais la manière dont elles sont formulées. Nombreux sont ceux qui annoncent chercher un dossard sans trop savoir pourquoi, ni même ce qu’ils en feront. Certains avouent espérer la blessure d’un autre. D’autres récupèrent un dossard longue distance « juste au cas où », tout en sachant qu’ils n’ont pas l’endurance nécessaire. La course devient secondaire. Le simple fait d’avoir un dossard est perçu comme une victoire. Le problème, c’est que cette victoire est vide de sens si elle repose sur un objectif irréaliste, mal préparé ou purement opportuniste.

Parce qu’il n’y a plus aucune régulation sportive dans les transferts

La grande absurdité de cette bourse, c’est qu’elle autorise la revente à « n’importe qui », parfois au prix d’achat, parfois via un transfert ciblé. Cela crée un système profondément inégalitaire où les coureurs les plus connectés, les plus insistants, les plus visibles sur les réseaux sociaux ont plus de chances de récupérer un dossard qu’un inconnu pourtant légitime et préparé. Il n’existe aucun filtre sportif, aucun garde-fou sur la cohérence entre le profil du coureur et la distance qu’il s’apprête à courir. C’est la porte ouverte à toutes les dérives, y compris aux abandons précoces et aux parcours sous-estimés.

Parce que cela dévalorise profondément l’effort

Courir un 100 ou un 175 kilomètres, ce n’est pas une décision qu’on improvise. C’est un choix longuement réfléchi, mûri, préparé. Le voir réduit à une carte à jouer, à une variable d’échange, à un bonus social ou affectif (« je veux accompagner ma femme »), c’est faire peu de cas de la réalité de l’effort. C’est aussi envoyer un message très flou à la communauté : ce n’est plus la distance qui compte, mais la capacité à l’obtenir. L’entraînement, la discipline, l’endurance, tout cela passe après. Et quand les abandons se multiplieront en juin, ce ne sera pas parce que l’Ultra Marin est une course trop dure, mais parce que beaucoup n’avaient rien à y faire.

Parce que cela génère une frustration collective immense

Pour un dossard obtenu et échangé, combien de coureurs restent sur la

touche ? Combien de passionnés, de pratiquants réguliers, de coureurs investis dans leur préparation, se retrouvent spectateurs d’un cirque numérique où le hasard, la ruse et le réseautage priment sur la légitimité sportive ? La frustration ne vient pas simplement du fait de ne pas avoir eu de place, mais de la sensation d’injustice. On ne perd pas face à un système clair, on perd face à un désordre. On ne reste pas sur la touche faute de performance ou de chance, on reste sur la touche parce que d’autres ont su contourner les règles du jeu avec plus de flair.

Parce que ce chaos finit par salir l’image de la course elle-même

L’Ultra Marin, dans son essence, est une aventure magnifique : un tour du Golfe du Morbihan entre mer, terre et fatigue, un rendez-vous populaire, exigeant, fédérateur. Mais ce que l’on retient de plus en plus chaque année, ce ne sont plus les paysages bretons, ni les arrivées nocturnes les jambes en feu, ni même la performance des premiers. Ce sont les polémiques d’inscription, les listes d’attente absurdes, les échanges grotesques, les coureurs qui partent sur une distance pour bifurquer officieusement sur une autre. La course elle-même devient l’accessoire d’un système dont la mécanique est devenue folle.

Parce qu’on a oublié que courir, c’est s’engager avec honnêteté

Le trail n’a jamais été un sport de consommation immédiate. C’est un sport de patience, d’apprentissage, de respect. Ce que révèle la bourse aux dossards de l’Ultra Marin, c’est un renversement de ces valeurs. On ne s’inscrit plus quand on est prêt. On s’inscrit pour ne pas être exclu. On n’assume plus un objectif, on le transforme en fonction de ce qu’on a pu obtenir. Le coureur humble et méthodique est relégué derrière l’opportuniste rapide et connecté. Et c’est précisément pour cela que ce système est fou : il pousse le sport à trahir ce qui le rendait beau.

En résumé, à trop vouloir inclure, on exclut ce qui compte vraiment

La bourse aux dossards ne devrait jamais être un marché, encore moins un casino. Son objectif devrait être de fluidifier, pas de marchandiser. De réparer, pas de dérégler encore davantage. Ce n’est pas l’ouverture de la bourse le 28 janvier qui pose problème en soi. C’est la manière dont elle est pensée, utilisée, dévoyée. Tant qu’aucun critère cohérent ne régulera les transferts, tant que les distances seront interverties sans contrôle, tant que les profils resteront anonymes et duplicables, le système favorisera les plus agiles numériquement, pas les plus solides sportivement.

Et c’est là que réside toute la folie de cette mécanique : dans sa capacité à inverser les priorités. À faire primer l’accès sur l’intention. À récompenser l’astuce plutôt que la préparation. À encourager l’accaparement au lieu de l’engagement.

Car oui, le principe de la bourse aux dossards de l’Ultra Marin est fou. Et tant qu’il en sera ainsi, ce ne sont pas les jambes qui auront le dernier mot, mais les algorithmes, les raccourcis, et l’opportunisme.