Dans une société obsédée par le confort, Kilian Jornet a choisi l’inconfort total. Pendant 31 jours, il a relié à pied et à vélo les plus hauts sommets de l’Ouest américain dans son projet States of Elevation. Résultat : 5 145 km, 72 sommets à plus de 4 267 m, 123 000 m de dénivelé positif… et seulement trois douches.
Ce chiffre à lui seul résume tout : l’intensité, l’engagement, et la déconnexion volontaire qui ont marqué cette expédition unique.
Acheter le livre de Kilian Jornet
States of Elevation, une expédition au parfum d’extrême
Pas de salle de bain, pas de confort, pas de pause. Kilian a vécu en quasi-autonomie pendant un mois, avançant chaque jour entre sommets, routes, crêtes alpines et glaciers. L’hygiène ? Réduite au strict minimum.
Trois douches et une machine à laver pour 488 heures de mouvement.
Son corps, lui, a dû s’adapter. Dès la première semaine, son poids est tombé à 52 kg, avant de se stabiliser à 55 kg au fil de l’expédition. Le sommeil était tout aussi aléatoire : entre 2h30 et 10h15 selon les jours, avec une moyenne de 6h15 par nuit et cinq nuits blanches au compteur.
Ni record, ni course : un manifeste
States of Elevation n’est pas un ultra-trail au sens classique. C’est une démonstration de ce que peut devenir l’ultra-endurance quand elle s’affranchit du format course.
Kilian a enchaîné les sommets les plus hauts de six États américains (Colorado, Arizona, Nevada, Californie, Oregon, Washington), sans autre moteur que ses jambes, sa montre GPS et sa volonté.
Il a même réalisé une activité continue de 390 km à vélo, en 15 heures. Une sorte d’ultra dans l’ultra, sans ligne d’arrivée officielle, mais avec une rigueur d’exécution presque scientifique : chaque donnée, chaque moment, chaque décision était suivie, analysée, archivée.
Une équipe légère, une logistique millimétrée
Derrière le silence apparent de l’exploit, une petite équipe tournante veillait discrètement : deux personnes dans une camionnette pour assurer la logistique, trois vidéastes pour documenter l’aventure. Pas de staff pléthorique, pas d’hélicoptère ou de massage quotidien.
Juste le strict nécessaire. Et parfois même… pas grand-chose.
Au total, 27 athlètes ont rejoint Kilian sur certaines sections, à vélo ou en trail. Mais sur les 72 sommets, la moitié ont été gravis seul. Une solitude choisie, rythmée par les paysages grandioses et… les rencontres animales : quatre ours, trois orignaux, des mouflons, des chèvres de montagne, et quelques coyotes curieux.
Et sinon ? Il a mangé de la paella
Malgré l’austérité de l’expé, Kilian n’a pas oublié ses racines. Chaque jeudi, il s’est offert une paella, en hommage à la tradition catalane. Quatre paellas au total. Pas plus. Pas moins.
Les chiffres fous de States of Elevation
🧺 Machines à laver : 1
🥾 Sommets à +4 267 m : 72
📍 Distance totale : 5 145 km
⬆️ Dénivelé positif : 123 045 m
⏱️ Temps de mouvement : 488h52
🔥 Calories/jour : 9 000 kcal
⚖️ Poids mini/maxi : 52 → 55 kg
😴 Sommeil moyen : 6h15/nuit
🌕 Nuits blanches : 5
🐻 Ours croisés : 4
🐐 Chèvres de montagne : plein
🍛 Paellas mangées : 4
👮 Contrôles de police : 3
🛞 Crevaisons van : 3 / remorquages : 2
Une trace d’exception, hors format
Kilian Jornet n’a pas juste coché des sommets ou aligné des kilomètres. Il a écrit une nouvelle page de ce que peut être l’endurance en pleine nature : sans dossard, sans chrono, mais avec une intensité qui dépasse tout ce qu’on voit en compétition.
Avec States of Elevation, il prouve qu’on peut encore explorer, improviser, se dépasser… sans podium, sans médaille, mais avec un respect total pour la montagne, son corps, et ses limites.
Plus que des chiffres
Ce qui rend States of Elevation unique, ce n’est pas seulement l’accumulation de sommets ou les kilomètres à quatre chiffres. C’est la façon dont tout a été construit : à la force des jambes, à la boussole de l’intuition, et à la passion du terrain.
Le projet avait démarré sur une idée griffonnée sur une carte. Une ligne imaginaire entre les 14ers — ces sommets américains à plus de 14 000 pieds — avec pour ambition de tous les gravir, sauf deux situés sur des terres privées, en une seule expédition. Ce que des randonneurs passionnés mettent parfois toute une vie à accomplir, Kilian l’a réalisé en un mois. Mais sans jamais basculer dans la quête de performance stérile : pas de chrono officiel, pas de record revendiqué, même si certaines sections comme Norman’s 13 en Californie lui ont offert des FKT presque malgré lui.
En route, il a enchaîné des traversées mythiques comme le LA Freeway, Nolan’s 14 ou encore l’Elks Traverse. Et chaque État visité lui a offert une palette différente : la rudesse orageuse du Colorado, l’aridité brûlante entre les déserts, la technicité des crêtes californiennes, la solitude glacée du Mount Rainier en final.
Plus que les chiffres, ce sont les rencontres et les paysages qui ont marqué Kilian. Il a partagé des portions du parcours avec les grands noms du trail américain, mais aussi avec des anonymes passionnés venus grimper un sommet à ses côtés. Il s’est émerveillé devant la faune sauvage, la diversité des forêts, les lacs turquoise du John Muir Trail, et les forêts humides du Nord-Ouest. À l’arrivée, il confie :
“Ce projet m’a transformé. Ce n’était plus juste une idée sur une carte. C’est devenu une aventure humaine, sauvage, parfois rude, mais surtout profondément belle.”
Le rejet du confort pour l’effort
Ce rejet du confort, Kilian n’est pas le seul à l’exprimer. Mathieu Blanchard, après ses performances à l’UTMB et au Yukon Arctic Ultra, partage une vision similaire : « Souffrir, c’est ressentir. Et ressentir, c’est vivre. » Pour lui, l’inconfort est une voie d’accès à la conscience, à la créativité, à la résilience.
L’effort devient alors un acte volontaire de désintoxication face à une société aseptisée, où tout est fait pour ne plus rien ressentir.
Blanchard l’explique clairement : « Aujourd’hui, il fait chaud on met la clim, il fait froid on met le chauffage. On veut plus rien ressentir. Rien ressentir, pour moi, c’est être mort. » Kilian, lui, enchaîne 72 sommets avec trois douches, dans une camionnette percée, exposé aux ours, à l’altitude, au froid. Deux trajectoires, un même constat : c’est dans l’inconfort que l’on vit pleinement.
States of Elevation n’était pas qu’un défi physique. C’était un manifeste. Une philosophie du mouvement brut, du retour au corps, du lien viscéral avec la nature. Une expédition qui, comme les aventures polaires de Blanchard, nous rappelle que nous sommes faits pour bouger, pour transpirer, pour nous adapter — pas pour glisser d’un canapé à un autre.
En pleine époque climatisée, Kilian et Mathieu ne fuient pas la douleur. Ils l’apprivoisent. Ils s’y frottent. Et, paradoxalement, c’est peut-être pour cela qu’ils semblent plus vivants que jamais.
Sources
Sources & documentation : données issues des communications officielles de Kilian Jornet, extraits du film States of Elevation (2025), publications sur Strava, Coros, Instagram, et couverture presse internationale dont iRunFar (Eszter Horanyi, octobre 2025), Outside, Trail Runner Mag. Réécriture libre & analyse u-Trail.com. Photos : Nick Danielson / Jornet Mtn Foundation.
Lire aussi
- Ce que fait Christophe Le Saux en Bolivie et au Chili est tout simplement phénoménal
- Pourquoi les équipementiers s’obstinent à faire des chaussures de trail blanches ?
- Katie Schide a peur de manquer quelque chose
- Tinder s’associe avec Strava pour vous aider à trouver l’amour
- Faire du running c’est bien, faire un footing c’est beauf !
Lire encore sur Kilian Jornet
- Norman’s 13 : un FKT de légende dans la Sierra Nevada
- States of Elevation : Kilian Jornet seul au monde, son téléphone est cassé
- States of Elevation en direct : après son FKT sur Norman’s 13, Kilian Jornet enchaîne avec le White Mountain
- Kilian Jornet bat le FKT du Norman’s 13 pendant States of Elevation
- Elks Traverse
- Nolan’s 14
- Résultat et fin de States of Elevation pour Kilian Jornet
- Kilian Jornet vient de finir States of Elevation
- Bilan de States of Elevation