Elles étaient conçues pour protéger, pour rassurer, pour encourager. Mais en 2025, les courses réservées aux femmes se heurtent à leurs propres limites. Exclusion inversée, stéréotypes renforcés, récupération marketing : leur multiplication soulève une vraie question. Et si, au nom du vivre ensemble, il fallait repenser la non-mixité ?
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Elles s’appellent La Parisienne, La Strasbourgeoise, ou encore Pride Runs.
Leur principe est simple : permettre à un groupe — souvent des femmes ou des minorités — de courir entre soi, dans un cadre bienveillant. Si ces initiatives partent presque toujours d’une bonne intention, à mesure qu’elles se multiplient, une question revient : ces nobles intentions ne risquent-elles pas de créer des espaces d’exclusion ? Comment concilier intelligemment toutes ces dimensions ?
Pourquoi ces courses réservées aux femmes existent
Pendant longtemps, la course à pied a été un sport d’hommes.
Non pas par manque d’envie des femmes, mais parce qu’on leur en interdisait purement l’accès. Jusqu’aux années 1970, il était encore impensable qu’une femme puisse courir un marathon. En 1966, l’Américaine Bobbi Gibb se cache dans un buisson avant le départ du marathon de Boston pour s’élancer clandestinement sur la course. Elle franchit la ligne d’arrivée trois heures plus tard, sous les applaudissements du public — mais sans dossard, car son inscription avait été refusée. L’année suivante, Kathrine Switzer s’inscrit officiellement sous ses initiales “K.V. Switzer” ; lorsqu’un commissaire tente de la faire sortir du parcours, son compagnon la protège physiquement. La scène fera le tour du monde. Il faudra pourtant attendre 1972 pour que les femmes soient officiellement autorisées à courir à Boston, et 1984 pour que le marathon féminin fasse son entrée aux Jeux olympiques, à Los Angeles.
Ces épisodes ne sont pas des anecdotes : ils disent tout d’un monde où la pratique sportive était construite par et pour les hommes, dans une culture qui associait l’effort, la performance et la compétition à la virilité. Le sport moderne s’est longtemps nourri de cette idée implicite que le corps féminin était fragile, qu’il fallait le protéger plutôt que le confronter. C’est ce cadre, profondément patriarcal, que les premières courses non mixtes ont voulu bousculer : elles n’étaient pas un privilège réservé, mais un moyen de reconquérir un espace.
Aujourd’hui encore, le contexte n’est pas complètement équilibré.
En France, les études sur les pratiques sportives montrent que les femmes restent légèrement moins nombreuses à pratiquer la course à pied que les hommes, surtout après 40 ans. Les écarts se creusent dans certains milieux : zones rurales, classes sociales modestes, ou sports fédéraux où la performance prend le pas sur le plaisir. À cela s’ajoutent des freins psychologiques et culturels : peur du jugement sur le corps, sentiment d’illégitimité, absence de modèles identifiés. Le sport est un espace de liberté, mais il reste traversé par les inégalités de genre et de classe.
Les institutions ont pris conscience de ces déséquilibres.
Le ministère des Sports a mis en place une cellule nationale “Signal-Sports” pour signaler les violences sexistes et sexuelles, et la Fédération Française d’Athlétisme a lancé un plan de prévention spécifique dans les clubs. Des campagnes nationales visent à rendre la pratique plus sûre et plus accueillante, notamment pour les jeunes filles. Mais ces mesures, nécessaires, ne suffisent pas toujours à créer un sentiment de sécurité. C’est ici qu’interviennent les courses non mixtes : elles offrent un cadre symbolique, temporaire, où l’on peut reprendre confiance avant de se confronter au regard du monde.
On distingue aujourd’hui plusieurs formes de ces événements :
Les courses féminines exclusives.
Elles sont nées dans les années 1990 pour encourager la pratique féminine et rendre visibles les coureuses. La Parisienne, par exemple, a vu le jour en 1997 avec l’idée simple de “faire courir les femmes dans Paris”. Ces épreuves se veulent conviviales, festives, ouvertes à toutes les générations. On y vient souvent en groupe, pour partager un moment plus que pour battre un record. L’objectif n’est pas la performance mais la visibilité et la confiance.
Les courses en mixité choisie.
Ici, la logique est militante. Les organisateurs définissent un cadre où certains publics sont prioritaires ou exclus — par exemple, “sans hommes cisgenres” ou “ouvert aux personnes minorisées par le patriarcat”. L’idée n’est pas d’opposer, mais de créer un espace de respiration pour celles et ceux qui ne se sentent pas à l’aise dans le sport traditionnel. Ces formats, souvent issus des milieux féministes ou queer, fonctionnent comme des laboratoires sociaux : on y expérimente d’autres manières de se rencontrer, de courir, de partager l’effort.
Les courses caritatives.
Elles appartiennent à un registre différent : celui de la solidarité et de la sensibilisation. Les événements d’Octobre Rose, par exemple, mobilisent chaque année des milliers de personnes pour la lutte contre le cancer du sein. Beaucoup ont commencé comme descourses « 100 % féminines », symbolisant la santé et la solidarité entre femmes.
Dans tous ces cas, l’intention de départ reste la même : rendre la course plus accessible à celles et ceux qui en sont écartés, non pas par manque de capacités, mais par manque d’espace symbolique
Les raisons qui plaident pour la non-mixité
La non-mixité, dans le sport, agit comme un outil pour rendre la pratique plus sûre, plus accueillante et plus juste. Ces événements sont ainsi justifiés par plusieurs arguments :
La sécurité.
Dans l’espace public, beaucoup de femmes disent courir avec une vigilance constante : remarques, regards insistants, parfois gestes déplacés. Ces expériences, même banales en apparence, créent une tension qui décourage la pratique. Dans un cadre non mixte, ce sentiment disparaît. On peut courir librement, se concentrer sur son effort, sans se demander comment on sera perçue. Ce climat apaisé est souvent ce qui permet à certaines de recommencer à courir après des années d’abandon.
La confiance.
Ces événements servent de sas d’entrée pour celles et ceux qui ne se sentent pas légitimes dans le sport. On y vient pour oser : oser s’inscrire, oser courir lentement, oser se montrer. L’ambiance est souvent bienveillante, sans pression de performance. Beaucoup de participantes expliquent qu’elles n’auraient jamais pris le départ d’un marathon mixte sans avoir d’abord vécu une course entre femmes. Ces formats jouent donc un rôle de tremplin vers la mixité, en donnant les outils pour s’y sentir à l’aise.
La visibilité.
Les courses non mixtes créent des images que la scène sportive ignore encore trop : des femmes sur la ligne de départ, des groupes queer qui occupent la rue, des mères et des filles qui courent ensemble. L’immense majorité des articles journalistiques d’une course mixte ne consacrent encore que quelques lignes aux résultats féminins, en bas de page.
La valeur militante.
Ces courses ne sont pas seulement des moments de sport, mais aussi des espaces d’expression politique. Elles affirment que la rue, la montagne ou la ligne de départ appartiennent à tout le monde. Comme dans les luttes féministes ou LGBTQ+, la non-mixité devient un outil de revendication : elle rappelle les inégalités, mais aussi la volonté de les dépasser. Courir entre soi, c’est parfois une façon de dire “nous aussi, nous sommes là”
Le revers du modèle : quand l’inclusion exclut
Si la non-mixité répond donc à une vraie nécessité, elle n’est pas sans paradoxes. À mesure que ces courses se sont multipliées, un effet inattendu est apparu : l’inclusion, lorsqu’elle devient exclusive, finit parfois par contredire son propre but.
L’exclusion inversée.
Lorsqu’un événement se veut ouvert à la solidarité ou à la santé publique — comme une course caritative —, limiter la participation à un seul groupe pose question. Les courses Octobre Rose en sont l’exemple le plus visible. Créées pour sensibiliser au cancer du sein, elles sont souvent réservées aux femmes. Pourtant, environ 1 % des cas de cancer du sein concernent des hommes. Ces derniers, même s’ils sont peu nombreux, souffrent parfois d’un diagnostic tardif justement parce qu’ils ne se sentent pas concernés par une maladie perçue comme “féminine”. En leur interdisant la participation, on renforce ce malentendu. Le message devient contradictoire : on veut parler d’une cause universelle, mais on la rend inaccessible à une partie du public.
La reproduction des stéréotypes.
En mettant l’accent sur des courses “entre femmes” ou “sans hommes cis”, on renforce parfois l’idée que la sécurité ou la bienveillance ne sont possibles qu’en l’absence de certains groupes. S’il est indubitable que l’immense majorité des violences sexuelles sont le fait d’hommes cisgenre, il existe un risque d’involontairement figer les rôles : les femmes seraient les participantes à protéger, les hommes les perturbateurs éternels. À long terme, cette logique entretient ce qu’elle voulait abolir : l’idée que les genres doivent être séparés pour coexister, au lieu de bâtir une mixité respectueuse, déconstruite et non-violente.
La fragmentation du sport.
Quand chaque groupe court dans son couloir symbolique — les femmes ici, les queer là, les hétéros ailleurs —, la course perd sa fonction première : rassembler. Le sport a toujours été un langage commun, un espace de mélange social rare dans la société moderne. Les courses non mixtes, en se multipliant, risquent de banaliser la transformation de cette richesse en mosaïque d’entre-soi. On ne court plus ensemble, on court à côté les uns des autres.
La récupération commerciale.
Certaines marques ont compris l’intérêt marketing des “courses pour femmes” ou “courses roses”. Les codes de la bienveillance et du féminisme y sont parfois vidés de leur sens pour devenir des arguments publicitaires : tutus roses, slogans légers, séances de yoga sponsorisées. Ce n’est plus un espace d’émancipation, mais un produit d’image stéréotypée. Derrière la bonne humeur, la logique redevient celle du marché, qui s’adresse à des consommatrices plutôt qu’à des citoyennes sportives.
Ces dérives ne disqualifient pas la non-mixité, mais rappellent une exigence : elle n’a de sens que si elle est le tremplin vers la construction du futur qui les rendront ces séparations non-nécessaires.
Ce que dit la loi
En France, la règle est simple : toute distinction fondée sur le sexe ou l’identité de genre est interdite, sauf si elle répond à un objectif légitime et proportionné.
C’est ce que prévoit l’article 225-1 du Code pénal. Autrement dit, une course ne peut être réservée à un seul genre que si cette restriction sert une raison claire — par exemple, garantir l’équité sportive ou favoriser la pratique féminine dans un cadre pédagogique.
Le CNOSF (Comité national olympique et sportif français) admet d’ailleurs cette tolérance pour des motifs éducatifs, sanitaires ou de promotion de l’égalité, mais à condition que la non-mixité reste temporaire et clairement justifiée. C’est le cas, par exemple, des actions destinées à encourager la pratique féminine dans des milieux où elle est encore sous-représentée.
Dans la pratique, certaines collectivités locales ont dû justifier leurs aides à des courses non mixtes, ou en suspendre le financement, car l’argent public ne peut soutenir une action discriminatoire, même symbolique. Les organisateurs adaptent alors leur règlement : l’événement reste centré sur un public (comme les femmes ou les personnes LGBTQ+), mais l’inscription devient ouverte à tous.
À l’échelle internationale, la situation est comparable.
La plupart des pays européens appliquent le même principe d’égalité d’accès, tout en laissant une marge de souplesse pour les événements culturels, militants ou pédagogiques. Le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la Suède, par exemple, autorisent ponctuellement des courses non mixtes si la finalité éducative ou de santé est clairement établie. Mais dans l’ensemble, la règle reste la même : la non-mixité n’est pas interdite, à condition qu’elle soit temporaire, justifiée et proportionnée.
Vers une évolution de ces modèles
L’objectif à long terme ne devrait pas être de multiplier les espaces séparés, mais de faire en sorte qu’ils ne soient plus nécessaires.
Autrement dit, construire un monde sportif où chacun — femme, homme, personne queer ou non binaire — puisse courir sans peur, sans stéréotype et sans devoir se protéger. La non-mixité a eu, et garde encore, une utilité. Mais elle doit rester une étape, pas une fin.
Pour y parvenir, il faut d’abord agir sur les comportements.
Les violences sexistes et sexuelles, les remarques humiliantes, les discriminations ordinaires ne relèvent pas d’une fatalité : elles relèvent de la responsabilité collective et des responsabilités individuelles. Sanctionner ces agissements plus fermement, dans les clubs comme dans les événements, est une condition indispensable. Tant que les auteurs de ces comportements ne sont pas identifiés et exclus des espaces sportifs, la non-mixité restera un refuge nécessaire. La sécurité réelle ne peut reposer uniquement sur la séparation ; elle doit venir d’un environnement enfin respectueux.
Mais la sanction seule ne suffit pas. Il faut aussi expliquer pourquoi ces espaces existent encore.
Beaucoup de coureurs ou d’organisateurs rejettent la non-mixité par méconnaissance, sans comprendre ce qu’elle répare. La pédagogie doit accompagner le changement : faire comprendre, par des formations, des campagnes ou des discussions, pourquoi certaines personnes ont encore besoin de courir entre elles pour se sentir à l’aise. Expliquer, ce n’est pas justifier indéfiniment — c’est rendre le problème visible pour mieux le dépasser.
Cette pédagogie doit aussi devenir collective.
L’éducation à la mixité ne passe pas par des discours abstraits, mais par des expériences concrètes : apprendre à courir ensemble, à partager la route, à respecter l’autre dans sa différence. Les événements peuvent jouer un rôle essentiel en donnant l’exemple : charte du respect, bénévoles formés, rappels clairs sur les comportements attendus. Nous pouvons collectivement travailler à transformer des évènements qui excluent pour protéger en des courses « safe place » où chacun puisse se sentir à l’aise et en sécurité. La mixité sereine est une compétence à construire.
Enfin, il faut aussi interroger la manière dont certaines communautés minoritaires vivent leur place dans le monde sportif et militant.
Lorsqu’on a subi le rejet ou la violence, il est compréhensible de vouloir créer un espace protégé, à distance du regard dominant. Se retrouver entre soi peut être vital, surtout quand l’environnement reste insécurisant. Mais ce réflexe de survie peut, à terme, se transformer en repli. L’actualité récente du mouvement LGBTQIA+ en donne un exemple frappant. En septembre 2025, plusieurs organisations LGB de dix-huit pays ont quitté la fédération internationale LGBTQIA+, reprochant au mouvement d’avoir, selon elles, donné trop de place aux revendications Trans. Ce départ illustre une fracture paradoxale : des groupes autrefois unis par la lutte contre la discrimination en viennent à exclure et délégitimer, d’autres minorités.
Face aux discriminations, certaines communautés — femmes, personnes queer, racisées ou trans — construisent leurs propres cadres, où elles peuvent s’exprimer sans crainte.
C’est légitime, mais si ces espaces deviennent des refuges permanents, ils risquent de couper le dialogue et de reproduire, à plus petite échelle, les fractures qu’ils voulaient réparer. Ces communautés ne sont pas un problème à gérer, mais une chance pour transformer le sport. Le défi global est de leur offrir les moyens de le faire sans danger.
Cela suppose un vrai soutien institutionnel : représentation dans les instances sportives, formation des encadrants, accompagnement financier, reconnaissance symbolique. Sanctionner les comportements inacceptables, expliquer les inégalités, éduquer collectivement et valoriser les initiatives qui rassemblent. Quand ces conditions seront réunies, la non-mixité deviendra ce qu’elle aurait toujours dû être : une étape vers l’égalité, non une nécessité pour se protéger.
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Mention éditoriale. Le titre de cet article est volontairement provocateur afin de susciter un débat légitime et documenté sur les limites actuelles des courses non mixtes. Il ne remet pas en cause les luttes féministes, ni la nécessité passée — et parfois encore présente — de créer des espaces protégés dans le sport.
L’analyse qui suit s’inscrit dans un cadre strictement journalistique, avec un souci d’équilibre, d’exactitude juridique et de contextualisation historique. Elle s’appuie sur des données publiques, des textes de loi, des exemples réels et des réflexions issues de la sociologie du sport.
uTrail défend le droit de toutes et tous à pratiquer la course à pied dans un cadre sécurisé, inclusif et respectueux. Ce droit peut passer par des étapes non mixtes — mais celles-ci doivent, à terme, servir une mixité apaisée, et non s’y substituer durablement.