Depuis neuf jours, Kilian Jornet s’enfonce dans les montagnes du Colorado, porté par son projet démesuré : States of Elevation. À pied ou à vélo, il trace une diagonale sauvage à travers l’État, avec pour objectif de gravir 66 “fourteeners”, ces sommets de plus de 4 000 mètres d’altitude, sans assistance motorisée. Il en a déjà coché 32, dans un rythme hallucinant mêlant ultra-distance, alpinisme, et une gestion du sommeil qui flirte avec l’absurde.
La video où Kilian Jornet prend des risques
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Mais au-delà des chiffres, il y a ce que les images montrent — et ce qu’elles ne montrent pas.
States of elevation, les pieds dans le vide, seul sur l’arête
La photo du jour n’a pas été prise sur une grande voie en cordée ou lors d’une course de haute montagne. Non. Il s’agit d’un passage “roulant” selon les standards de States of Elevation. Un plan large, vertigineux. Les jambes nues de Kilian, suspendues au-dessus d’un couloir de blocs instables. Pas de corde. Pas de casque. Pas de sentier. Rien qu’un homme, son sac, ses baskets et une idée : “avancer”.
Ce cliché pourrait venir de la Elks Traverse, réputée pour ses arêtes effilées et ses pentes de schiste croulant, ou plus récemment de la Nolan’s 14, où certains sommets comme Columbia, Missouri ou Harvard s’attaquent par des couloirs raides et non balisés. Qu’importe le point GPS : ce qu’on voit ici, c’est la limite. La vraie.
Une ligne que même lui commence à flouter
Kilian est un montagnard exceptionnel. Sa connaissance du terrain, son agilité, sa lucidité en altitude sont inégalées. Mais cette virtuosité devient aujourd’hui un piège. À force d’additionner les facteurs de risque — fatigue extrême, absence de sommeil, météo instable, engagement sans assurance —, il finit par exposer son corps à un niveau de danger que même un professionnel de la montagne peinerait à gérer… éveillé, reposé, équipé.
Dans l’étape qu’il vient de terminer, il a enchaîné douze sommets à plus de 4 200 mètres en moins de quarante heures, avec 30 minutes de micro-sieste. Il a connu la neige, la pluie, les orages. Et pourtant, il a continué à grimper seul, la nuit, dans un environnement minéral sans trace. Tout ça, immédiatement après la traversée intégrale des Elks, l’un des segments les plus exposés du Colorado.
Ne pas confondre silence et consentement
Personne ne veut voir Kilian chuter. Ni symboliquement, ni littéralement. Mais plus il progresse dans son défi, plus la question devient impossible à ignorer : jusqu’où peut-on aller, sous prétexte que l’on sait ce que l’on fait ?
L’ultra-trail a toujours flirté avec les limites du raisonnable, mais States of Elevation bascule dans une autre dimension. Ce n’est plus seulement un projet sportif. C’est une prise de risque répétée, sur un terrain où le moindre faux pas peut être fatal. Et quand l’exploit devient viral, quand l’image circule sans filtre ni contexte, alors le danger n’est plus individuel : il devient culturel.
Car demain, un autre s’y croira prêt. Sans le bagage, sans l’endurance, sans l’instinct. Mais avec Instagram.
La montagne n’a pas de bouton pause
Ce projet est magnifique, oui. Il est unique, exigeant, inspirant, oui. Mais il est aussi objectivement trop dangereux. Et ce n’est pas le reconnaître qui en diminue la valeur. Au contraire : le fait que même Kilian doive parfois s’arrêter, mettre les mains, respirer, trembler, prouve que cette aventure ne tient qu’à un fil.
Et la montagne, elle, ne tient jamais ce fil pour nous.
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Cet article exprime une opinion éditoriale indépendante, fondée sur des faits observables, dans le respect du droit à l’information et de la liberté d’expression. Il ne remet pas en cause les compétences ou le libre arbitre de Kilian Jornet, mais interroge les limites physiques et éthiques d’un projet extrême rendu public.