Dans une interview publiée par le magazine Le Point le 16 novembre, à la question « Un défi que vous n’avez pas encore entrepris ? », François d’Haene a répondu « (…) découvrir de nouveaux massifs : l’Himalaya, où je ne suis jamais allé. Mais si j’y vais, ce sera pour de vrai, pas trois jours. J’ai envie d’y aller en mode découverte, tracer mes chemins, jouer avec mes envies. »
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Encore un aventurier himalayen ? François D’Haene tombe dans le cliché
Depuis le camp de base sud de l’Everest, le décor semble toujours le même : des tentes bariolées posées sur la glace, des drapeaux de prière battus par le vent, et des rêves de sommet accrochés à chaque pas. Pourtant, chaque année, de nouvelles figures du sport outdoor viennent y projeter leur quête personnelle. Après les alpinistes, les influenceurs et les aventuriers du dimanche, voilà que les stars du trail s’y aventurent à leur tour. La dernière en date : François D’Haene. Dans une récente interview, il évoque clairement son envie d’aller « pour de vrai » dans l’Himalaya. Une phrase anodine ? Pas tant que ça. Elle révèle une bascule : même les coureurs les plus respectés finissent par céder à l’attrait des plus hauts sommets… au risque de s’inscrire dans une logique désormais très critiquée.
Quand l’Himalaya devient un passage obligé
Il y a vingt ans, gravir un 8 000 représentait un exploit rarissime, réservé à quelques figures de l’alpinisme pur et dur. En 2025, la situation a changé. Les sommets himalayens ne sont plus uniquement des défis techniques : ils sont devenus des trophées symboliques, que l’on va chercher pour soi… mais surtout pour les autres. Le projet « Kaizen » d’Inoxtag en est la parfaite illustration : vingt-trois millions de vues, une diffusion télévisée, un merchandising massif, et une avalanche de réactions, entre admiration et malaise. On reproche au vidéaste sa mise en scène de l’exploit, son silence sur les enjeux écologiques, et sa place de privilégié dans une file d’attente de plus en plus longue pour le sommet.
Dans ce contexte, voir François D’Haene parler de l’Himalaya sans évoquer ces aspects peut surprendre. Lui qui incarne habituellement la sobriété, la discrétion et le respect du milieu naturel, semble cette fois emporté par le mythe. Il ne parle pas de record, ni de sommet précis, mais bien de « tracer ses chemins », comme si l’Himalaya restait un terrain vierge. Pourtant, la réalité est tout autre : chaque vallée, chaque col, chaque itinéraire a déjà été foulé, médiatisé, tracé, documenté.
Un palmarès impressionnant… mais un nouveau terrain de jeu risqué
François D’Haene n’a plus rien à prouver. Ses victoires à l’UTMB, à la Diagonale des Fous, ses records sur les plus grandes traversées (John Muir Trail, GR20, Hardrock 100) en font l’un des plus grands ultra-traileurs de l’histoire. Sa science de l’effort, sa gestion du corps et du mental, son humilité dans la performance forcent le respect. Et pourtant, le voilà attiré par ce que beaucoup considèrent comme un mirage : l’Himalaya comme terrain ultime, comme graal à atteindre, comme réponse à la question « que faire après avoir tout gagné ? ».
Mais ce fantasme d’altitude comporte un revers. Contrairement aux sentiers européens ou américains, l’Himalaya impose une tout autre échelle : l’acclimatation, les infrastructures, le coût environnemental, le poids logistique, les risques physiologiques au-delà de 6 000 mètres… Tout y est amplifié. Loin de l’ultra-trail tel qu’on le connaît, ce genre de projet relève davantage de l’expédition lourde que de la course à pied. Il implique souvent des équipes, des porteurs, des autorisations, des sponsors. Et surtout, il fait peser un impact bien plus large que le simple défi personnel.
Des montagnes épuisées : la fin d’un rêve immaculé
L’Himalaya est un mythe en train de s’effondrer. L’Everest, autrefois symbole d’une nature intacte, est désormais surnommé « la plus haute décharge du monde ». Chaque année, plus de 800 alpinistes – et des milliers d’accompagnants – laissent derrière eux des tonnes de déchets : bouteilles d’oxygène, tentes, emballages, équipements abandonnés. Le Népal tente tant bien que mal d’imposer des règles : preuve d’expérience obligatoire, quotas, amendes pour les pollueurs, campagnes de nettoyage. Mais face à l’explosion du tourisme d’altitude, ces mesures ressemblent souvent à des rustines sur un barrage qui cède.
En s’inscrivant dans cette dynamique, même involontairement, François D’Haene risque de brouiller son message habituel. Il ne suffit plus d’avoir de bonnes intentions : aller en Himalaya aujourd’hui, c’est aussi assumer le rôle qu’on joue dans un écosystème saturé, où chaque expédition compte, non seulement pour ce qu’elle réalise, mais pour ce qu’elle symbolise.
Un projet à double tranchant
Il serait injuste de faire le procès d’un projet encore flou. D’Haene n’a pas parlé d’un sommet précis, ni d’une expédition commerciale. Il rêve d’« explorer », de « tracer », de « jouer avec ses envies ». Mais c’est précisément là que le bât blesse : ce vocabulaire, autrefois poétique, devient aujourd’hui ambigu. Explorer ? Les sentiers sont déjà là. Tracer ? Les cartes sont pleines. Jouer ? Ce qui était un terrain d’aventure est devenu un théâtre d’enjeux environnementaux, culturels et politiques.
La vraie audace, aujourd’hui, ne serait-elle pas d’inventer un autre rapport à la montagne ? D’ouvrir de nouveaux imaginaires ? D’éviter les clichés et de préférer la proximité, la sobriété, le local, le discret ? Plutôt que de gravir les montagnes les plus hautes, pourquoi ne pas viser les projets les plus cohérents ?
En résumé, François D’Haene n’est pas le premier à céder au mirage de l’Himalaya, et ne sera sans doute pas le dernier
Mais son aura, sa voix dans le monde du trail, lui donnent une responsabilité particulière. En 2025, partir là-bas ne peut plus se faire comme avant. La montagne ne se contente plus d’accueillir : elle exige qu’on la respecte, qu’on la comprenne, qu’on la défende. Si le champion français transforme ce projet en prise de conscience, en démarche éclairée, il aura l’occasion de prouver que l’aventure peut aussi être un acte politique. Sinon, il risque de ne devenir qu’un nom de plus dans la longue liste de ceux qui, croyant s’élever, ont contribué à banaliser ce qui devait rester exceptionnel.
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