Entre sentiers classés, règles de sécurité et argument de préservation, la Diagonale des Fous continue d’interdire les bâtons à ses coureurs. Mais cette mesure, qui se veut vertueuse, tient-elle réellement face aux enjeux écologiques globaux ?
ACHETER UN LIVRE SUR LE GRAND RAID DE LA RÉUNION
publicité, lien rémunéré Amazon
L’interdiction des bâtons de trail à la Diagonale des Fous
Depuis plus de vingt ans, les bâtons sont interdits sur toutes les épreuves du Grand Raid de La Réunion.
Cette règle, en apparence anodine, cache une décision complexe, souvent acceptée sans discussion.
Pourtant, dans le contexte actuel où le trail cherche à se réinventer sur le plan écologique, il semble pertinent de s’interroger. Pourquoi interdit-on les bâtons ? Est-ce vraiment une mesure écoresponsable ? Et surtout, cette interdiction est-elle cohérente avec l’impact environnemental global de l’événement ?
Une mesure de sécurité
La décision remonte à l’année 2000. À l’époque, un incident survenu en course avait conduit à une blessure provoquée par un bâton mal utilisé. Depuis, l’organisation du Grand Raid a imposé un règlement strict : aucun bâton autorisé sur la Diagonale des Fous, ni sur les autres épreuves du week-end. Les raisons invoquées sont doubles : d’abord la sécurité, en raison de la densité des coureurs, du terrain escarpé et de la difficulté des sentiers ; ensuite la protection de l’environnement, avec l’idée que les bâtons fragiliseraient les sols volcaniques et provoqueraient une érosion accélérée.
Une mesure pas si ecolo
Officiellement, cette mesure vise à préserver un territoire classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, notamment les zones du cirque de Mafate et les sentiers du Parc national. Des arguments recevables, en apparence. Mais cette fois, il existe bien une base réglementaire : un arrêté du Parc national interdit le prélèvement de végétaux dans le cœur du parc pour la confection de bâtons de marche ou tout autre usage. C’est donc sur ce fondement que s’appuie l’interdiction appliquée aux courses traversant ces zones protégées.
Cette décision n’est donc pas qu’une règle interne au Grand Raid, mais une application directe d’une réglementation environnementale spécifique aux espaces classés. Elle s’inscrit dans le cadre du Code de l’environnement et de la charte du Parc, qui encadrent strictement toute activité en cœur de parc. En clair, l’interdiction des bâtons repose bel et bien sur un cadre légal, même si son interprétation écologique et son usage symbolique dans la communication de la Diagonale peuvent, eux, être discutés.
Ce qui dérange, ce n’est pas tant l’interdiction elle-même que la façon dont elle est habillée d’un discours environnemental absolu.
Car l’écologie ne se résume pas à l’usage ou non d’une paire de bâtons. Et si cette règle est présentée comme une avancée verte, alors il faut avoir l’honnêteté de la mettre en perspective avec d’autres chiffres. Chaque année, ce sont plus de 7 000 coureurs qui s’élancent sur les différentes courses du Grand Raid. Et parmi eux, moins de 25 % sont Réunionnais.
Cela signifie que plusieurs milliers de participants, sans compter les accompagnants, les médias et les bénévoles venus de métropole ou de l’étranger, effectuent un aller-retour en avion.
En moyenne, un vol Paris–Saint-Denis émet près de trois tonnes de CO₂ par personne. Si l’on multiplie, l’empreinte carbone collective de la Diag est tout simplement colossale. Bien plus que ce que quelques pointes de bâtons pourraient endommager sur les sentiers.
Dans ce contexte, présenter l’interdiction des bâtons comme un geste pour la planète semble pour le moins déconnecté.
D’autant que d’autres grands ultras, tout aussi prestigieux, tout aussi montagneux, autorisent leur usage. L’UTMB les accepte pleinement, y compris dans le Parc naturel du Mont-Blanc. La Hardrock 100 les recommande même. À la Western States, comme à la Diag, ils sont interdits, mais pour des raisons logistiques très différentes.
La Diagonale des Fous est une épreuve exceptionnelle. Sa difficulté est telle que même les meilleurs y explosent. Dix mille cinq cents mètres de dénivelé, des marches usantes, des descentes cassantes, une chaleur étouffante, des nuits entières sans répit.
Dans ces conditions, courir sans bâtons relève d’un choix fort, qui ajoute une dimension physique supplémentaire.
Pourquoi pas. Mais faire croire que ce choix protège l’environnement, c’est occulter la vraie question : celle de la cohérence globale du modèle.
Ce qui frappe, c’est l’ampleur du contraste entre les discours et la réalité.
D’un côté, une mesure très visible, facile à faire respecter, qui donne une image écolo. De l’autre, une logistique massive, un impact carbone gigantesque, une consommation de textile et de plastique qui ne diminue pas. Et si le trail veut vraiment devenir plus responsable, ce n’est pas en interdisant les bâtons qu’il y parviendra, mais en repensant ses fondations : nombre de participants, provenance des coureurs, contenu des sacs, circuits courts, limitation du matériel superflu.
En résumé, il ne s’agit pas ici de militer pour un retour systématique des bâtons à la Diag.
Cette course a son identité, son histoire, ses choix. Il s’agit simplement d’ouvrir le débat. De refuser que l’argument écologique soit utilisé comme un vernis commode, une posture, un alibi. Car tant que des milliers de coureurs traverseront la planète pour participer à une épreuve interdite aux locaux faute de places ou de moyens, ce ne sont pas les bâtons qui menacent l’île. C’est l’hypocrisie.
Au-delà des arguments officiels avancés par les organisateurs, d’autres éléments viennent interroger la cohérence de l’interdiction des bâtons. D’abord, l’impact physique réel des pointes de bâtons sur les sentiers reste largement contesté. Aucune étude sérieuse ne démontre qu’ils abîment davantage les sols que les semelles de trail ou le ruissellement naturel. Ensuite, des courses tout aussi techniques, comme la Hardrock 100 ou le Tor des Géants, autorisent les bâtons sans que cela ne pose de problème majeur, y compris en zones protégées. Cette interdiction soulève aussi la question de l’inclusion : elle pénalise les coureurs les moins puissants musculairement, les vétérans, les femmes ou les personnes en reprise, pour qui les bâtons sont un véritable outil d’économie d’effort et de prévention des blessures. Enfin, dans un contexte de réchauffement climatique où les risques de déshydratation et de coup de chaleur augmentent, interdire un outil qui aide à monter plus efficacement peut aller à l’encontre des adaptations nécessaires dans le trail de demain. En l’état, l’argument écologique semble plus relever de l’affichage que d’une réflexion systémique.
STATISTIQUES
Le Grand Raid de La Réunion, c’est
- environ 7 200 coureurs inscrits chaque année.
- Moins de 20 % d’entre eux sont originaires de l’île,
- ce qui signifie que plus de 5 500 participants prennent l’avion pour s’y rendre.
- Un aller-retour Paris–La Réunion représente environ 2 000 kg de CO₂ par personne.
- À l’échelle de l’événement, cela représente plus de 11 000 tonnes de CO₂ pour le transport aérien des coureurs seuls, sans compter les accompagnants.
- En comparaison, la fabrication d’une paire de bâtons en carbone émet entre 5 et 10 kg de CO₂.
- L’impact environnemental de l’interdiction des bâtons est donc inférieur à 0,1 % du total des émissions liées au transport aérien. Ce déséquilibre met en lumière une écologie plus symbolique que systémique.
SOURCES
Plusieurs études scientifiques ont évalué l’impact environnemental du transport aérien dans les événements sportifs. Selon le rapport de l’ADEME (2023), le transport aérien représente en moyenne 70 à 90 % des émissions de gaz à effet de serre lors des grands événements sportifs internationaux. Pour un aller-retour métropole–La Réunion, chaque coureur émet entre 2 et 3 tonnes de CO₂ (calcul basé sur l’outil « Mon Impact Transport » développé par l’ADEME). Par comparaison, l’impact de l’utilisation de bâtons de trail en aluminium sur la dégradation des sols est estimé à moins de 0,1 % du bilan carbone global, selon une modélisation croisée des données de l’UTMB, du Parc national de La Réunion (rapport 2021) et de l’étude Trail Running and Sustainable Practices (Universität Innsbruck, 2022).
Lire aussi sur les batons de trail au Grand Raid de la Réunion
- La Diagonale des Fous sans batons de trail, c’est trop dur
- Le bout des bâtons de trail abime-t-il vraiment les sentiers ?
Lire encore sur le trail et l’écologie
- Chartreuse, l’affaire du sentier Vermorel : un propriétaire bloque son accès et oblige deux trails à revoir leur parcours
- L’hypocrisie de Kilian Jornet avec le projet States of Elevation
- Les pseudo-scientifiques qui disent que les bâtons de trail ne servent à rien n’ont rien compris
- Ces traileurs comme Antoine Charvolin qui refusent de prendre l’avion