Chaque fin d’été, Chamonix devient le centre du monde du trail.
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L’UTMB est l’épreuve que tous les coureurs rêvent de courir, celle qui attire les sponsors, les médias et les foules. Pendant plus de dix ans, Kilian Jornet en a été le visage, la légende. Quatre victoires, dont une en 2022 assortie du record absolu, ont fait de lui le coureur emblématique de l’événement.
Déclarations de Isabelle Poletti dans la presse espagnole
Pourtant, depuis cette victoire, il n’a plus pris le départ. Boycott, tensions, et ces derniers jours dans la presse espagnole plusieurs articles dans lesquels Isabelle Poletti, directrice de l’UTMB, a assuré qu’il n’y avait « aucun froid », assurant même avoir échangé avec lui lors du Chianti Ultra Trail by UTMB en mars 2025. Selon elle, Jornet « n’exclut pas » de revenir.
Mais dans le même temps, elle tient des propos qui semblent mépriser l’héritage de Kilian Jornet.
« Kilian est un excellent athlète, mais ni plus ni moins que Courtney [Dauwalter] ou d’autres ». « Qu’il vienne ou non depuis 2022 ne change rien, la course reste tout aussi grande. »
Que penser de tout cela ? Simple brouille, jeux de sponsors ou stratégie. Et si Kilian Jornet n’avait tout simplement plus besoin de l’UTMB ?
Un héritage immense, désormais relativisé
L’histoire de Jornet et de l’UTMB commence en 2008. À vingt ans, il surprend tout le monde en remportant l’épreuve dès sa première tentative. Il confirme en 2009, puis en 2011, imposant son nom dans l’histoire de la discipline. Après quelques années consacrées à l’alpinisme et au ski-alpinisme, il revient à Chamonix en 2022 pour signer l’une des performances les plus marquantes de sa carrière : une victoire éclatante en 19 h 49, record qui n’a pas encore été battu. Il est invaincu sur l’épreuve reine.
Cet héritage suffirait à lui seul à justifier un statut à part. Mais là où d’autres semblent vouloir tenter une victoire supplémentaire, Jornet a choisi de s’éloigner. Dès 2022, il critique la croissance rapide de l’épreuve et ses logiques commerciales. En janvier 2024, un e-mail cosigné avec l’Américain Zach Miller, suggérant de réfléchir à des alternatives pour les élites, fuite dans la presse. L’UTMB réagit immédiatement par un communiqué : pas d’appel au boycott, mais une volonté affichée de dialogue.
Depuis, la relation entre les deux suit un équilibre subtil : maintenir ouverte la porte d’un retour, tout en affirmant que la course ne dépend d’aucun coureur, même le plus emblématique. Une manière de protéger son image institutionnelle, mais qui souligne aussi la place unique qu’occupe encore Jornet dans l’imaginaire du trail.
S’affranchir de Chamonix : une trajectoire au-dessus des courses
Kilian pourrait très bien ne pas être en froid avec l’UTMB, mais de s’en tenir à distance par stratégie. Il n’a plus besoin de cette course pour affirmer sa valeur. Ses projets récents l’ont hissé sur un autre plan, où l’exploit dépasse le cadre compétitif.
Des projets d’envergure chiffrés
Avec Alpine Connections (2023), il relie les 82 sommets alpins de plus de 4 000 m, en combinant vélo, course et alpinisme.
Le projet représente près de 1 000 km à vélo, plus de 700 km d’ascension en montagne et environ 70 000 m de dénivelé positif.
Plusieurs records de vitesse tombent sur des enchaînements emblématiques, comme le massif du Mont Rose ou le Mont Blanc. L’exploit dépasse le simple défi sportif : il est aussi utilisé pour collecter des données scientifiques sur les glaciers et le pergélisol. Au passage, il pulvérise le temps de référence : Ueli Steck avait réalisé un périple comparable en 62 jours (2015). L’écart — 19 jours vs 62 — ne relève pas de la nuance : c’est un saut d’échelle.
Avec States of Elevation (2025), il s’attaque aux “fourteeners” américains.
Dans les montagnes du Colorado, il enchaîne des sommets de plus de 4 200 m en reliant les massifs à vélo et à pied. Sur la première partie du projet, il couvre plus de 500 km en vélo et plus de 15 000 m de D+ à pied en moins d’une semaine. Il bat plusieurs temps de référence, notamment sur les enchaînements de la chaîne des Elks et du Nolan’s 14, deux traversées mythiques du Colorado. Ces performances sont suivies en direct par des milliers de spectateurs via Strava et montrent qu’il reste capable d’imposer son rythme à des terrains parmi les plus exigeants du monde. Le projet est tout simplement une première à cette échelle : jamais personne ne s’est lancé dans un tel projet en propulsion humaine, à travers trois grandes chaînes (Rocheuses, Sierra Nevada, Cascades).
Ces réalisations montrent que Jornet n’a pas besoin d’un dossard pour écrire une page d’histoire. En alliant endurance extrême, polyvalence et logistique complexe, il démontre être au plus haut niveau comme montagnard accompli dans de multiples disciplines, et non pas seulement en trail.
Le risque pour Jornet de faire l’UTMB aujourd’hui
Revenir à Chamonix signifierait se confronter à une génération nouvelle, plus jeune, spécialisée et affûtée pour ce format unique.
Là où les records de Kilian se comptaient en heures, les écarts de ces dernières éditions se comptent en minutes, parfois en secondes. La moindre erreur de stratégie ou de nutrition peut ruiner une course. Jornet, qui a déjà montré qu’il pouvait dominer sur ce terrain (record de l’épreuve en 2022), n’a plus rien à prouver.
Revenir pour une nouvelle participation, c’est prendre le risque de perdre et de casser le mythe, là où sa distance actuelle lui permet de rester invaincu, le GOAT mythique de la course.
Bien sûr Courtney Dauwalter nous a montré cette année qu’on pouvait « gagner symboliquement » l’épreuve tout en arrivant au pied du podium. Mais Kilian semble avoir d’autres choses à faire.
De nouvelles priorités
Ses choix personnels confirment cette réorientation. Avant la Western States 2025, il expliquait dans une interview :
« Il s’agit de donner la priorité à ce qui compte… Pour moi, la famille est la chose la plus importante. Donc je ne voyage pas beaucoup. Je fais un ou deux déplacements par an. »
Ou encore :
« Ces dernières années, je n’ai pas beaucoup couru. J’ai limité mes voyages pour passer plus de temps avec ma famille et profiter d’aventures en montagne… J’essaie de comprendre mes limites et mes priorités. »
Moins de compétitions, plus d’aventures choisies. Jornet assume ses priorités : famille, exploration, écologie. L’UTMB ne figure plus parmi les passages obligés.
L’indépendance comme levier
L’éloignement de Jornet vis-à-vis de l’UTMB n’est pas seulement un choix sportif ou personnel. Il est rendu possible par une indépendance qu’il a patiemment construite, et qui le distingue de la majorité des athlètes professionnels.
Une autonomie économique (il n’a plus besoin de courir pour vivre)
En 2022, Kilian Jornet s’associe à Camper pour créer NNormal, une marque de chaussures et textiles outdoor. Dès ses débuts, NNormal adopte une identité forte : produits sobres, durables, conçus pour être réparables plutôt que remplacés. En trois ans, la marque s’impose sur le marché mondial, distribuée dans plus de mille points de vente. Elle concurrence directement les géants historiques du secteur.
Cette réussite offre à Jornet une autonomie rare. Contrairement à beaucoup d’athlètes qui dépendent des primes de course ou du sponsoring classique, il est désormais copropriétaire d’une marque prospère. Chaque victoire sportive n’est plus une condition de revenus, mais un élément parmi d’autres dans un système économique déjà solide.
Un modèle aligné avec ses valeurs
NNormal reverse 1 % de son chiffre d’affaires à la Kilian Jornet Foundation, dédiée à la protection de la montagne. Ce mécanisme relie directement la performance économique de la marque à ses engagements écologiques. L’argent généré par la vente de chaussures ou de vêtements finance des actions de terrain : restauration de sentiers pour limiter l’érosion, projets éducatifs, partenariats scientifiques sur l’évolution des glaciers.
Ainsi, le succès commercial de NNormal ne sert pas uniquement Jornet : il nourrit une crédibilité plus large, celle d’un sportif qui agit concrètement pour protéger l’environnement dont dépend sa discipline.
Un capital symbolique hors des courses
La Kilian Jornet Foundation, créée en 2020, n’est pas un simple outil de communication. Ses rapports annuels détaillent les projets soutenus : mesures sur le pergélisol, suivi du recul glaciaire, sensibilisation de jeunes publics en Norvège, en Espagne ou dans les Alpes. En 2025, elle est même sélectionnée pour le UIAA Mountain Protection Award, une reconnaissance institutionnelle dans le monde de la montagne.
Ces actions renforcent un capital symbolique qui dépasse la compétition. Là où beaucoup d’athlètes existent avant tout par leurs performances sportives, Jornet a construit un récit qui associe endurance, écologie et éducation. Même sans dossard, il continue à occuper une place centrale dans le débat public autour de la montagne et de sa préservation.
Une liberté stratégique
Cet ensemble — marque solide, fondation active, projets sportifs spectaculaires — lui offre une liberté rare : il peut choisir où et comment apparaître. Là où d’autres athlètes doivent multiplier les départs pour rester visibles, Jornet peut sélectionner un ou deux événements majeurs par an, et consacrer le reste de son temps à des projets personnels.
Cette indépendance explique également pourquoi l’UTMB n’est plus pour lui une étape incontournable. Même absent, il continue de produire du sens, d’exister médiatiquement et de financer son mode de vie. Il ne dépend plus d’une victoire à Chamonix pour rester au sommet.
Plus grand qu’une course
Le récit porté par l’UTMB via sa communication et sa direction est celui d’une institution : les champions passent, la course demeure. Ils se prêtent à cet exercice d’équilibriste : valoriser l’aura de Jornet quand l’hypothèse d’un retour excite le public, relativiser son héritage quand il s’agit d’expliquer l’absence. Les deux lignes cohabitent noir sur blanc dans la presse espagnole.
La trajectoire actuelle de Jornet raconte l’inverse. Par ses traversées, sa polyvalence et ses engagements, il déplace le centre de gravité : son nom n’est plus attaché à une seule ligne de départ, mais à une vision globale et responsable de la montagne (effort juste, mobilité douce, curiosité, transmission).
Il n’existe pas de rupture officielle entre Kilian Jornet et l’UTMB. Peut-être reviendra-t-il un jour. Mais ses choix récents montrent que ce retour n’est pas nécessaire. Il a bâti une autonomie économique, sportive et symbolique qui lui permet de se passer de la course la plus prestigieuse du monde.
L’UTMB continuera d’attirer les foules et les médias. Mais Jornet a prouvé qu’il pouvait écrire l’histoire du trail et de la montagne sans avoir besoin de revenir sur la ligne de départ à Chamonix. L’UTMB veut rester plus grand que n’importe quel coureur. Jornet démontre qu’un athlète peut être plus grand que n’importe quelle course.
Résumé
Kilian Jornet a marqué l’histoire de l’UTMB avec quatre victoires et un record toujours imbattable. Mais depuis 2022, il ne revient plus à Chamonix. Pas forcément parce qu’il est fâché, mais parce qu’il n’en a plus besoin. Son palmarès est déjà unique, il n’a rien à prouver et préfère consacrer son énergie à d’autres défis.
Ces dernières années, il a lancé de grands projets personnels comme Alpine Connections ou States of Elevation, où il enchaîne sommets et kilomètres à vélo, sans dossard et sans podium à viser. Ces aventures sont suivies dans le monde entier et renforcent son statut de légende, tout en collectant des données scientifiques pour protéger les montagnes.
Jornet a aussi créé sa propre marque, NNormal, et sa fondation pour l’écologie. Grâce à cette indépendance financière et symbolique, il choisit où courir et ne dépend plus de l’UTMB pour rester au sommet. Revenir serait prendre le risque de perdre et de casser le mythe : rester invaincu, c’est aussi garder sa légende intacte.
En clair, Kilian Jornet est aujourd’hui plus grand qu’une course. L’UTMB reste mythique, mais Jornet prouve qu’un athlète peut écrire l’histoire du trail sans y participer.
Sources
https://montblanc.utmb.world/news/official-statement
https://marathonhandbook.com/kilian-jornet-and-zach-miller-leaked-email/
https://www.irunfar.com/kilian-jornet-pre-2025-western-states-100-interview
https://ww.fashionnetwork.com/news/Nnormal-a-winning-move-by-camper-and-kilian-jornet%2C1714154.html
https://www.nnormal.com/en_US/content/one-percent-of-our-sales-donated-to-the-planet
https://www.theuiaa.org/mountain-protection-award/2025-mpa-nominee-kilian-jornet-foundation/