Pendant longtemps, l’ultra-trail a été un sport de niche dominé par des figures masculines. Les femmes y étaient présentes, bien sûr, mais rarement célébrées comme les leaders de l’effort longue distance. Depuis une décennie, une bascule s’opère. Et depuis quelques années, elle s’accélère. Des femmes remportent les plus grandes courses du monde, pulvérisent des records vieux de plusieurs années et redéfinissent les codes de l’endurance. Trois noms, désormais indissociables, symbolisent cette révolution : Courtney Dauwalter, Camille Herron… et désormais Tara Dower. Trois athlètes hors norme, trois manières d’exceller, mais un même message : la performance n’a plus de genre.
Deux traileuses… : Courtney et Camille
Tout commence avec Courtney Dauwalter.
L’Américaine au short large et au sourire constant a marqué l’histoire de l’ultra comme peu d’athlètes avant elle. Sa victoire à la Moab 240, avec près de 10 heures d’avance sur le deuxième coureur, a laissé la communauté sans voix. Son triplé en 2023 — victoire à la Western States 100, à la Hardrock 100 et à l’UTMB — reste à ce jour un exploit jamais réalisé. Courtney ne court pas pour battre les femmes. Elle court pour battre tout le monde. Et elle y parvient. Ce qu’elle incarne, au-delà des podiums, c’est la puissance tranquille d’une discipline mentale inégalable. Pas d’explosivité inutile. Pas d’arrogance. Juste un art de l’effort long, du pacing parfait et de la résilience absolue.
Face à elle, ou plutôt à ses côtés, une autre légende s’impose dans un registre différent : Camille Herron.
Plus à l’aise sur route que sur les sentiers techniques, elle a fait de la performance chiffrée son royaume. Elle détient des records du monde sur quasiment toutes les distances longues : 50 miles, 100 km, 24 heures, et même six jours. En 2023, elle a parcouru 435 km en 48 heures, établissant une marque mondiale absolue. Camille, c’est la scientifique de l’endurance. Elle analyse tout, calcule tout, anticipe tout. Elle a compris avant beaucoup que la physiologie féminine peut être un atout en ultra, notamment grâce à une meilleure efficience métabolique et une récupération hormonale spécifique. Elle ne se contente pas de courir. Elle théorise, elle démontre, elle vulgarise. C’est une athlète et une ambassadrice.
En septembre 2024, Camille Herron et son mari, Conor Holt, ont été accusés d’avoir modifié plusieurs pages Wikipédia pour en retirer des éloges à Courtney Dauwalter et Kilian Jornet, tout en glorifiant exagérément Camille. Ces modifications ont été repérées sur les profils de différents athlètes et effectuées via deux comptes liés au couple. Suite à ces révélations, Camille a perdu le soutien de certains sponsors, dont Lululemon. Conor Holt a reconnu les faits, expliquant avoir voulu protéger Camille des critiques en ligne. L’affaire a relancé le débat sur l’éthique dans le trail, rappelant que même les figures les plus performantes peuvent être éclaboussées par la gestion de leur image.
Et puis, il y a Tara Dower.
Moins connue du grand public, elle est en train de devenir une figure incontournable pour qui s’intéresse aux Fastest Known Times, ces records de traversée réalisés hors compétition. Tara ne s’aligne pas sur les grandes courses classiques. Elle préfère les itinérances extrêmes. En 2024, elle explose le record de l’Appalachian Trail, un sentier mythique de 3535 km et 141 000 m de D+. Son temps : 40 jours, 18 heures et 6 minutes. Elle bat le record de Karel Sabbe, pourtant considéré comme l’un des meilleurs ultrarunners de tous les temps. Et elle ne s’arrête pas là. En août 2025, elle s’attaque au Long Trail, 438 km à travers les montagnes du Vermont. Elle le termine en 3 jours, 18 heures et 29 minutes, battant de 2h40 le meilleur chrono masculin détenu par Will Peterson. Elle ne gagne pas « chez les femmes ». Elle gagne tout court.
Tara Dower ne se distingue pas seulement par ses performances. C’est une coureuse discrète, qui fuit les projecteurs, mais soigne son message.
Elle court pour des causes, comme la préservation du sentier via le Green Mountain Club. Elle documente ses efforts, partage ses doutes, expose ses souffrances. Elle parle peu de victoire, mais beaucoup d’expérience. Ses traversées sont intenses, lentes, organiques. Elle pleure, parle aux arbres, hallucine parfois. Mais elle continue. Et ça, plus que les chiffres, inspire.
L’émergence de ces trois femmes en tête du peloton de l’ultra-trail mondial ne doit rien au hasard.
Elle s’explique aussi par une évolution des connaissances scientifiques sur la physiologie féminine. Longtemps sous-étudiées, les femmes en sport ont fini par intéresser la recherche. On sait désormais qu’elles supportent mieux les efforts de très longue durée, qu’elles brûlent davantage de lipides et économisent leurs réserves de glycogène, qu’elles ont une meilleure résistance à la douleur chronique, et qu’elles savent mieux écouter leur corps. Cela, couplé à une mentalité souvent plus patiente et moins tournée vers la performance immédiate, donne un profil idéal pour les efforts de 100 miles et plus.
Il faut aussi souligner que ces athlètes ont cassé les codes de la performance spectaculaire. Là où l’ultra-trail masculin met parfois en avant la souffrance virile et les allures folles en descente, ces femmes imposent un autre style : gestion, lucidité, régularité. Pas de coups d’éclat. Mais des efforts millimétrés qui tiennent 40, 50, parfois 100 heures. Cela change la perception même du sport. On n’est plus dans le récit héroïque du dépassement, mais dans celui de la traversée, de l’exploration de ses limites.
Dans les médias spécialisés et les communautés en ligne, la montée en puissance de ces traileuses change aussi le regard des fans.
Des forums comme Reddit ou Trail Sisters relaient leurs performances avec admiration. Sur YouTube, les documentaires consacrés à Courtney ou à Camille cumulent des millions de vues. Et Tara Dower, qui reste plus marginale, commence elle aussi à rassembler une audience fidèle, fascinée par ses aventures en solitaire. Le storytelling évolue : on célèbre la maîtrise, la finesse, la capacité à durer. Plus que la domination brutale, c’est l’élégance de l’endurance qui séduit.
En réunissant ces trois figures dans un même article, il ne s’agit pas de les comparer. Chacune a sa spécialité, son rythme, son territoire. Mais toutes trois convergent vers un même sommet : celui de l’inspiration. Et ce sommet, elles y accèdent sans demander la permission. Elles ne viennent pas occuper une place dans un sport masculin. Elles redessinent le sport lui-même.
La conclusion s’impose : ces femmes ne sont pas seulement les meilleures de leur génération. Elles sont en train d’inventer une nouvelle manière de courir, de penser l’ultra, de parler d’effort. Courtney, Camille, Tara : elles courent longtemps, elles courent loin, et elles courent devant. Ce sont les pionnières d’un trail qui ne se résume plus à la force, mais à l’intelligence du corps. Et ça, c’est peut-être la plus grande révolution du sport d’endurance contemporain.